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Film

  • Corbucci en archives

    Une série d’archives assez émouvantes. Des petits films tournés en 8mm dans les années cinquante par Mirta Guarnaschelli qui fut la première épouse de Sergio Corbucci. Après avoir assisté son mari, elle travailla avec Pietro Germi dans les années soixante avant de devenir directrice de casting. Le couple s'est séparé en 1959. Dans ces images de la dame, nous retrouvons le réalisateur trentenaire, souvent à Rome, mais aussi d'autres figures du cinéma de l'époque comme le scénariste puis réalisateur Piero Vivarelli, les acteurs Georges Rivière et Folco Lulli qui ont tourné avec Corbucci. Nous pouvons aussi découvrir le tournage de Carovana di canzoni en 1955 avec le jazz band de Carlo Lofreddo.



     



  • Deux femmes armées

    Donne armate (1990) de Sergio Corbucci

    La dernière œuvre de Sergio Corbucci sera un film pour la télévision, co-produit par la RAI en 1990. Donne armate (littéralement : femmes armées) est diffusé en 1991, en deux parties. A ce moment, Sergio Corbucci a déjà disparu, emporté par une crise cardiaque le 2 décembre 1990 à soixante ans. Malgré quelques limites en grande partie dues à son format et son cadre de production, Donne armate est un film riche dans lequel Corbucci fait preuve une fois de plus de son talent de raconteur d'histoire et de sa façon décalée d'aborder, sous la décontraction du cinéma de genre, des sujets sérieux en prise avec leur époque. Le film montre aussi une réjouissante constante dans les lignes de force de son œuvre, la place particulière des femmes, le goût pour les duos de personnages opposés mais liés par le mouvement du récit, et le mélange dynamique d'action et de comédie. On trouve enfin une capacité, après une soixantaine de films, à emprunter de nouvelles pistes, en l'occurrence des éléments venus du cinéma de Dario Argento.

    sergio corbucci

    Chien et chat, Angela est une jeune agente qui doit convoyer en compagnie de son supérieur, l'inspecteur un rien machiste Locasciulli, Nadia une ancienne terroriste internée. Il y a un os et, à une pause, Nadia s'évade en tirant sur le macho. Mais qui a organisé l'évasion et pourquoi, Nadia ne le sait pas plus que nous. Tandis qu'elle cherche à y voir clair en reprenant contact avec les anciens de son réseau, Angela qui culpabilise se met à sa poursuite. Les choses vont vite se révéler beaucoup plus complexes dans le scenario écrit par Corbucci avec la collaboration de Sefano Sudriè et Gianni Romolli, qui travaille avec Corbucci pour la cinquième fois et qui signera la belle histoire de Dellamorte Dellamore en 1994 pour Michele Soavi, ainsi que, tiens, Trauma de Dario Argento en 1993. Les deux femmes vont être amenées à s'unir, non seulement pour démêler le sac de nœuds, mais pour survivre. Le duo Nadia – Angela fonctionne comme à la belle époque de Paco et du Polack ou de Vasco et du Pinguino. Dans ces relations se mêlent des sentiments antinomiques de méfiance, de mépris, d'admiration, d'envie, matérialisés par une rivalité physique. C'est une alliance de contraires qui se découvrent des points communs et où les objectifs personnels opposés (sens du devoir, conviction, argent...) percutent une amitié naissante et mal assurée en provocant de profondes remises en cause. Souvent, fidèle à son style, Corbucci désamorce une émotion qui pourrait devenir artificielle par son goût de la comédie et la décontraction de ses personnages. Il sait pourtant donner d'un coup une densité à son couple mal assorti comme quand le cabot Guido Guidi meurt dans les bras du brave curé Don Albino dans Che c'entriamo noi con la rivoluzione? (Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? - 1972).

    sergio corbucci

    Dans Donne armate, sans doute motivé par la féminité de son duo, le réalisateur va un peu plus loin que d'habitude dans le registre sensible. Ce qui passe entre Nadia et Angela est palpable, porté par l'interprétation de Lina Sastri et Cristina Marsillach, et le film a l'intelligence de ne pas emprunter la piste du sous entendu sexuel qui n'apporterait rien. L'amitié entre la terroriste et la policière est de nature hawksienne, se construisant sur la reconnaissance des capacités professionnelles de chacune, sur l'estime qui se développe entre elles. Cette relation est mise en parallèle avec celle qui uni Nadia et son ancienne camarade Cora. Nadia retrouve petit à petit en Angela les mêmes qualités tant du domaine de la compétence que morales. Corbucci traite dans la même veine, avec finesse, la face amoureuse de ses héroïnes, laissant deviner la liberté sexuelle de Nadia tandis qu'il dessine à petites touches la timidité d'Angela dans sa relation hésitante avec Marco La Valle. Dans une courte scène explicite, les deux femmes dans un bar-dancing sont abordées par un dragueur que Nadia éconduit en entrainant Angela sur la piste de danse. Tout est dit de leur camaraderie naissante. Mais aussi, pour les deux femmes engagées dans une course contre la mort, pas de temps pour autre chose.

    sergio corbucci

    L'un des aspects remarquables de Donne armate est dans la façon dont Corbucci aborde la figure du terroriste dans l'Italie de la fin des années quatre-vingt qui sort tout juste des « années de plomb ». A travers son couple vedette, il est le premier à montrer dans le cadre d'une œuvre commerciale destinée à une chaîne nationale la réconciliation possible entre les adversaires d'hier et la possibilité d'un apaisement. Par le choix de l'actrice Lina Sastri, il inscrit Nadia dans le prolongement de la terroriste impitoyable jouée dans Segreti segreti (1984) de Giuseppe Bertolucci (qui lui valu un prix d'interprétation). Mais Corbucci apporte de nombreuses nuances dans le personnage. C'est une femme d'un certain âge mais encore belle, marquée dans son regard, mais qui ne renie rien de son engagement sans rien dissimuler de son amertume face aux lendemains qui déchantent et à la disparition souvent violente des anciens amis. Elle est filmée comme femme d'action, avec sa vitalité dans l'action, sa précision et sa dureté, mais aussi sa fatigue, sa lassitude et ses remises en cause, ce qui la rend émouvante. Face à elle, Corbucci met en scène avec Cristina Marsillach la nouvelle génération, faisant ressortir sa fragilité d'apparence, montrant ses temps morts et ses hésitations, mais aussi sa technicité, un rien scolaire. La jeune policière est fine de physique, presque une adolescente, parfois naïve dans ses réactions, ce qui ne l'empêche pas de faire le coup de poing à l'occasion. A l'idéologie de Nadia, Angela substitue une déontologie sincère, un poil rigide dans son obsession à agir selon les règles. Mais c'est là, dans ce que l'on pourrait appeler un code d'honneur dans l'action, que les deux femmes peuvent trouver un terrain d'entente. Comme à la grande époque de ses westerns imprégnés de l'ambiance politique des années 65/75, Corbucci exprime sa défiance instinctive quand aux idéologies comme aux corps constitués, que ce soient ceux de l'état ou de ses adversaires. Comme l'écrivait Jean-Patrick Manchette : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique que leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à con. ». Un piège à con dans lequel se débattent les couples improbables de Sergio Corbucci. Comme dans les nombreux polars italiens des années soixante-dix, il y a dans Donne armate la violence et les manipulations. Mais au nihilisme rageur, parfois à un fascisme décomplexé, Corbucci substitue la possibilité d'une rédemption, un dialogue débouchant sur l'apaisement malgré la douleur. Cette constante dans les convictions du maestro dans la nature humaine et son regard toujours plein de tendresse amusée pour ses héros force mon respect.

    sergio corbucci

    Le film trouve pourtant ses limites dans son format télévisuel. Corbucci dont le travail à partir de la fin des années soixante-dix a été critiqué, parfois à raison, pour sa pauvreté visuelle de téléfilm, travaille pour la première fois pour ce medium. De fait, Donne armate a une photographie réaliste signée Sergio D'Offizi qui a fait un peu de tout (Cannibal holocaust (1980) de Ruggero Deodato) et parfois n'importe quoi. Le film ne possède pas une grande force visuelle, c'est du travail propre. Il y a quelques belles scènes pourtant comme l'ouverture où l'on découvre Nadia dans le jardin de la prison que l'on prendrait pour un asile, avec une chanson lointaine en patois et une atmosphère étrange de temps suspendu. La prison est ensuite filmée avec une belle économie de moyens, comme une idée abstraite de prison. Un couloir, une grille, un son qui résonne. Le récit ensuite est monté de façon linéaire sur un rythme soutenu (montage de Ruggero Mastroianni quand même) mais sur les deux heures trente, il y a bien quelques baisses de régime, peut être atténuées par la diffusion en deux parties. Plus étonnant de la part du réalisateur de Django (1966), la violence est très atténuée. Les scènes d'action sont rapides mais sans éclat, j'allais écrire sans esbroufe, la violence est sèche, elliptique, refusant les effets de suspense que l'on pouvait attendre comme dans la scène de l'hôpital. Un gant noir et clac !

    sergio corbucci

    Puisque l'on parle de gant noir, j'évoquais Dario Argento en début de texte et je trouve étonnant les emprunts à un cinéaste si éloigné de l'univers de Sergio Corbucci. Outre ce gant tout à fait argentesque qui fait office de clin d’œil, le plus évident est le choix de Cristina Marsillach que Corbucci avait fait jouer dans I giorni del commissario Ambrosio (1988) après son rôle marquant dans Opéra (1987). Il utilise de la même façon son visage juvénile et innocent comme sa détermination physique. Les deux réalisateurs font passer leurs sentiments à travers des personnages de jeunes femmes. Comme chez Argento, Marsillach incarne un symbole de pureté plongé dans une sombre machination, une sorte d'Alice aux pays des horreurs, horreurs plus prosaïques dans ce film ci que dans ce film là. Sans trop entrer dans les révélations, il y a des similitudes intéressantes entre le final de Donne armate et celui d'Opera quand à la fiabilité de la gent masculine. Il est aussi permis de voir une filiation entre Angela et l'inspectrice Anna Manni qui sera jouée par Asia Argento en 1996 dans La sindrome di Stenldhal (Le syndrome de Stendhal) de Dario Argento, mais je m'avance peut être. Dans le même esprit, Corbucci offre à Donald Pleasence le rôle d'un vieux sage, ami de Nadia, tout à fait dans la lignée de son personnage de Phenomena (1984).

    Au final, Donne armate, disponible en DVD italien, hélas sans sous-titres, clôt, sinon en feu d'artifice, du moins très honorablement la belle carrière du maestro. Comme John Ford qu'il a toujours admiré, Sergio Corbucci tire sa révérence avec des femmes admirables qui ont le sens du sacrifice et de l'humour.

  • Gratte sur ta mandoline, mon petit Marcello

    Giallo napoletano (Mélodie meurtrière – 1978)

    Article initialement paru sur Inisfree

    Giallo napoletano connu en son temps (1978) et dans nos contrées sous le titre Mélodie meurtrière est une tentative plaisante et parfois réjouissante du maestro Sergio Corbucci de passer le giallo à la moulinette de son tempérament comique. A la fin des années 70, le genre commence à marquer le pas. Corbucci ne s'y est jamais frotté mais il se lance ici en reprenant tous les éléments de base. Il y a un mystère sordide, des cadavres qui s'empilent (façon de parler parce qu'ils sont tous défenestrés), une belle galerie de coupables potentiels autour d'un personnage amené malgré lui à rechercher la vérité, de ravissantes créatures, une étrange demeure et un inspecteur qui compte les points. L'histoire en quelques mots : un modeste professeur de mandoline, Raffaele Capece, napolitainissime, se retrouve manipulé par un truand pour régler la dette de jeu d'un père inconséquent. Il se trouve précipité dans une danse macabre où il croise une blonde mystérieuse, une beauté brune, Lucia, un célèbre chef d'orchestre et sa compagne cantatrice Elizabeth, un inspecteur milanais, la mystérieuse sœur Angela qui dirige un asile, un couple de gangsters et quelques autres personnages pittoresques dont un chien à trois pattes.

    sergio corbucci

    Corbucci annonce la couleur d'entrée. Le générique défile sur deux photographies côte à côte : celle d'Alfred Hitchcock, maître du suspense s'il en fût, et celle de il grande Totó, icône de la comédie all'italiana s'il en est, dont le regard napolitain contemple avec ironie le réalisateur anglais impénétrable. Alliance des contraires, effet de collage, références cinéphiles et populaires, l'image redouble l'idée duelle du titre, giallo pour le genre avec ce qu'il comprend d'imaginaire codifié (la nuit, l'angoisse), napoletano pour l'Italie du sud, ses clichés visuels ( la mer, le soleil) et sa tradition de comédie. La mise en scène de Sergio Corbucci, efficace et précise, décline ces motifs de symétrie, de reflets et d'oppositions. Ce sont Raffaele et le chef d'orchestre qui boitent de concert en avançant dans un couloir (le musicien a eu la poliomyélite, le chef un accident de football ce qui nous vaut un excellent jeu de mot intraduisible), ce sont les deux héroïnes, Lucia et Elizabeth, une blanche et une noire, c'est l'inspecteur milanais qui déteste les gens du sud et doit faire équipe avec Raffaele, c'est la paire de truands, le bavard et l'armoire à glace. Raffaele et son père, ce sont deux maladies différentes, deux caractères opposés et deux acteurs, Marcello Mastroianni et Peppino De Filippo, de deux générations différentes. Depuis longtemps, Corbucci aime les duos mal assortis et les dynamiques comiques qu'ils engendrent. Dans Giallo napoletano, cela fonctionne de façon plutôt enlevée, même si l'on pourra regretter un certain effacement des personnages féminins. Incarnée par Capucine, qui avait déjà joué pour Corbucci dans Bluff (1976), dans le rôle de sœur Angela, et la sublime Ornella Muti en Lucia, ne sont guère employées, même si la seconde bénéficie de quelques beaux portraits (ses yeux, mamma mia !) et d'un plan assez émouvant sur ses cuisses qui bouleverse Raffaele, on le comprend. La très belle Zeudi Araya, chanteuse éthiopienne, a visiblement plus inspiré Corbucci que l'on a connu pourtant plus sensuel. Sa beauté, très fine, très souple, que l'on découvre en un plan évoquant les jeux de miroir de Il mercenario (Le mercenaire– 1969), fait des étincelles, notamment dans ses duos avec Mastroianni quand ils interprètent la chanson Funiculì funiculà, grand classique napolitain, lors de la fête de l'asile.

    sergio corbucci

     Ce sont les hommes qui se taillent la part du lion. Il faut dire que Corbucci a réunit ici une distribution exceptionnelle, l'une des plus belles de sa carrière et qu'elle porte littéralement le film. L'équipe d'acteurs offre un panorama de trente ans de comédie italienne. Jouant le père, Peppino De Filippo, dont ce fut le dernier film, vedette des années 50 et 60, a été un partenaire privilégié de Totó, jouant notamment avec lui les comédies réalisées par Corbucci au début des années 60. Renato Pozzetto qui incarne le commissaire est une grande vedette comique des années 70 (il a joué pour Risi, Lattuada, Bolognini, Samperi...) et sera dirigé plusieurs fois par Corbucci. Michel Piccoli en chef d'orchestre apporte la touche française et la référence à la comédie plus satirique, politique, celle de Marco Ferreri. Capucine évoque la comédie américaine et Mastroianni, bien sûr, est l'inimitable Marcello, stradivarius de son temps, qui se régale visiblement de ce personnage très composé, petite moustache, béret français, claudication, accent plus vrai que nature et son air de chien battu. Il faut voir la façon dont il monte les escaliers, poussé par le gorille Albino, la façon dont il tente de désamorcer par l'humour l'angoisse qui l'envahit. Chez Corbucci le grotesque comique peut rapidement virer au drame. Tous les duos de Mastroianni avec ses collègues donnent lieu à des scènes délicieuses aux dialogues percutants, travaillées par Giuseppe Catalano, Elvio Porta et Sabatino Ciuffini qui collaborait régulièrement avec Corbucci depuis dix ans.

    Les esprits chagrins pourront, s'ils y tiennent, regretter la scène caricaturale avec le travestit qui ramène à l'énorme passage de Il bianco, il giallo, i nero (Le blanc, le jaune et le noir - 1975) où Corbucci avait déguisé Gemma, Wallach et Milian en filles de saloon. La structure d'ensemble aurait peut être mérité un peu plus de rigueur, mais le rythme compense les légers défauts de la mécanique. Le montage est assuré par Amedeo Salfa que l'on retrouvera aux côtés de Corbucci mais aussi sur le Nostalghia (1983)d'Andrej Tarkovski.

    sergio corbucci

     Au jeu des contraintes, Corbucci s'amuse beaucoup avec les clichés napolitains qu'il retourne dramatiquement. Ce sont la mandoline, le soleil et les sérénades. L'instrument est violenté à plusieurs reprises et la musique est, bien malgré elle, l'arme d'un crime. Au Naples solaire des cartes postales, Corbucci et son chef opérateur Luigi Kuvellier (qui avait éclairé le Turin de Profondo rosso (1975) de Dario Argento) préfèrent une ville nocturne, plongée dans la grisaille et surplombée d'un ciel lourd de menaces. Aux demeures éclatantes, il substitue une maison inquiétante, quasi gothique, renfermant comme dans tout giallo qui se respecte, un macabre secret. Là encore, quelques recadrages au zoom peuvent faire tiquer, mais un film italien de l'époque sans zoom, c'est comme un film de Stanley Kubrick sans travelling.

    Giallo napoletano m'apparaît au final comme une des réussites de la dernière partie de carrière du maestro Corbucci. Il ne lui manque pas grand chose pour être un film de première importance. Après celui-ci, Corbucci ne reviendra plus sur le mélange des genres et s'en tiendra fidèlement à sa veine comique. Le film est à découvrir, disponible en DVD italien sans les sous-titres et après une projection à la Cinémathèque française en VF (et alors ?!) l'an passé. Le film mériterait une édition digne de ce nom, ce qui devrait être possible au vu des authentiques navets qui partout foisonnent. Je l'attends d'un œil ferme.

    Images : capture DVD RAI Cinéma / Titanus

  • Sonny et Jed

    La Banda J.& S. Cronaca criminale del Far West (Far West story – 1972)

    Article initialement paru sur Inisfree

    Quand on aime le travail d'un réalisateur et que l'on commence à connaître une part conséquente de son oeuvre, il se développe un sentiment de familiarité bien agréable. Le plaisir de retrouver des thèmes, des figures, un ton, un sens du temps et de l'espace, le goût d'un certain jeu d'acteur, des mots, des paysages, certains choix musicaux, bref, tout ce qui constitue la mise en scène et tout ce qui est mis en scène. La part de risque, c'est que cette familiarité ne devienne pantoufle, les motifs de simples trucs, et le plaisir de glisser progressivement vers l'ennui. C'est là qu'intervient le talent dans la façon de nourrir ce sentiment de familiarité de la capacité de renouvellement du metteur en scène, de sa façon d'introduire des variations, d'explorer plus avant certaines pistes, d'emprunter tout à coup d'inattendus chemins. Et cela sans se perdre. Fichu métier.

    Quel chemin tortueux pour vous dire tout le bien que je pense de La Banda J.& S. Cronaca criminale del Far West (Far West story – 1972) du maestro Sergio Corbucci. Un film peu connu tourné au moment ou le western italien sombre dans la parodie à la suite de l'énorme succès du personnage de Trinità. La Banda J.& S. sera un échec commercial et il n'était devenu visible que dans des copies minables, aux couleurs délavées, et vraisemblablement incomplètes. Dans plusieurs textes, on s'étonne de la soudaine cécité du shérif Franciscus alors qu'il n'y a pas motif. C'est un peu comme quand on voit la version mutilée de Rio Bravo et que l'on s'étonne des trous soudains dans la porte de la prison. Saluons donc comme il se doit le travail de Wild Side qui rétabli le film dans sa cohérence, rend justice à la photographie splendide du fidèle Alejandro Ulloa et de Luis Cuadrado, et propose une version originale indispensable.

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    J. c'est Jed Trigado, bandit de grand chemin, et Jed, c'est Tomas Milian. Il a récupéré le béret du Ché et s'est emmitouflé dans les pelisses massives des héros de Il grande silenzio (Le grand silence – 1968). Il faut le voir, dans la toute première scène, exposer sa philosophie de Robin des bois anar à un petit cochon tout rose. Cochonnet volé bien sûr. Il faut le voir engloutir une plâtrée de spaghettis, hilarant pied de nez aux détracteurs du genre, déclarant « Celui qui a inventé les spaghettis c'était un génie, et il a du se faire un paquet d'argent ! ». Exubérant, macho, grossier, terriblement bavard, individualiste et solidaire, animal et libre, Jed est l'occasion pour Milian de peaufiner le personnage de peone débrouillard qui a fait sa gloire et qui annonce le « er Monnezza » folklorique des polars des années 70. Jed utilise la langue vernaculaire romaine, truffée de turpiloquio, une façon de parler mêlant imprécations, grossièretés et beaucoup d'humour. L'utilisation de ce langage renforce l'aspect latin de ce western iconoclaste et le rapproche de certains films de Pasolini, rapprochement que Corbucci souligne en faisant jouer Laura Betti, égérie pasolinienne s'il en fût, dans le personnage de la maquerelle, pendant féminin de Jed. Il est donc évident que cet aspect se perd complètement dans la version française qui se contente d'une vulgarité vulgaire. Or il faut que fusent les Figli della mignotta !

    S. c'est Sonny et Sonny, c'est Susan George, britannique beauté blonde à l'oeil humide, juste sortie du traumatisant Straw dogs (Les chiens de paille – 1971) de Sam Peckinpah. Habillée à la garçonne façon informe, seul son regard exprime sa féminité. Elle n'en a pas l'air mais c'est bien elle le personnage principal de cette histoire. D'ailleurs c'est son prénom que reprennent les choeurs d'Ennio Morricone (inspiré, le maestro). Et puis Sergio Corbucci lui a réservé les attributs de ses héros précédents. Quand on la découvre, elle porte un chapeau à large bords à la façon de Franco Nero, traînant derrière elle, sur un chariot, un cercueil. Tiens donc. Plus tard, c'est elle qui subira le rituel du passage à tabac sans lequel il ne saurait y avoir de véritable héros corbuccien. Admirative et amoureuse, elle s'attache à la destinée de Jed, endurant ses coups, sa tentative de viol, sa tentative de vente, son turpiloquio, et son goût pour les rousses aux gros seins. On évoque souvent Bonnie et Clyde pour Sonny et Jed. Il me semble que l'on est bien plus près de Gelsomina et de Zampano, les frustres héros de La strada (1954) de Federico Fellini. Susan George est tout aussi « déféminisée » que l'était Giulietta Masina et leurs regards d'enfants sont si proches. Le côté bandit du couple compte bien moins que le portrait d'une relation étrange mêlant soumission, masochisme, tendresse et violence. A la fois très animale et très pudique. Deux solitudes qui se ressemblent et qui pourtant s'opposent, l'un cultivant son animalité (bouffe, sexe et liberté), l'autre tentant de conserver la tête dans les nuages. Corbucci ne suivra pas la pente du tragique. Son film est aussi le récit d'une émancipation, de l'affirmation de Sonny, qui passera par un renversement final des rôles, forçant Jed à reconnaître sa part la plus humaine. Il nous force à considérer Sonny en tant que personne en refusant assez radicalement la moindre touche érotique. Il offre juste à sa courageuse interprète un moment plus sensuel lors de la brève séquence de l'hôtel de luxe. Et puis bien sûr ce long plan de baiser, d'une infinie tendresse, d'une grande animalité, un baiser comme on en a jamais vu.

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    Ceci fait de Sonny un personnage rare sinon exceptionnel dans l'univers codifié du western. Une femme-enfant, femme d'action, femme-femme qui intègre toutes les aspirations des héroïnes souvent particulières de Sergio Corbucci. Le western italien est avare de beaux personnages féminins à quelques exceptions près (Claudia Cardinale chez Sergio Leone, Luciana Paluzzi chez Ferdinando Baldi, Martine Beswick chez Damiano Damiani). Corbucci, lui, n'a cessé de faire de ses femmes le contre-champ nécessaire à sa violence baroque. Dans ses films, elles aspirent à sortir de la sauvagerie ambiante et proposent, souvent en vain, un espoir d'apaisement aux âmes masculines torturées. Maria essaye de fuir le monde fou de Django (1966) comme Pauline tente d'arracher Silence à son destin dans Il grande silenzio. Claire est la seule personne censée de l'équipée de I Crudeli (1967). Virginia tente de se faire une place au soleil dans Gli specialisti (Le spécialiste – 1969) et Columba porte un regard lucide sur les révolutionnaires de pacotille de Il mercenario (1970). Leurs aspirations leur sont propres et ne sont pas de simples prétextes scénaristiques. Elles en payent souvent le prix : Pauline et Virginia meurent, Maria et Claire sont sérieusement meurtries. Sonny est la victoire de toutes ces femmes, réussissant à s'affirmer et à entraîner Jed à sa suite. Et trois pas derrière s'il vous plaît.

    Cette évolution de la place de la femme vers le centre du film est marquée par le traitement de plusieurs motifs typiques du réalisateur : le shérif, le vilain capitaliste et la mitrailleuse. Telly Savalas campe un shérif Franciscus conforme aux canons corbucciens, sûr de lui et déterminé, régulièrement joué par Sonny et Jed sans pour autant perdre de sa prestance. Corbucci a l'idée, à mi-parcours et à l'issue d'une scène intense dans un entrepôt de grains, de le rendre aveugle. Il n'en reste pas moins dangereux mais permet à Corbucci d'exercer à son encontre un humour noir assez inédit, dans le style de Bunuel dirais-je. De la même façon, Eduardo Fajardo joue une nouvelle fois avec élégance un gros propriétaire impitoyable à la tête d'une horde d'hommes de main. Lancé aux trousses de Jed qui a enlevé sa femme, il rentrera chez lui tranquillement dès qu'il l'aura récupérée. Ce peu d'acharnement pourra frustrer l'amateur d'action mais est le signe que l'enjeu du film est ailleurs. Du coup la sacro-sainte mitrailleuse, bien présente, bien déterrée par Jed, sera peu employée. Pas de massacre final des rurales. Le héros, c'est Sonny vous dis-je !

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    Et puis La Banda J.& S. est un beau film. Un film de ciels. Soleil couchant, soleil levant, soleil rasant, soleil jouant dans les feuillages. Un film de nuages tranquilles à l'infini. La mise en scène de Corbucci orchestre cette opposition entre les décors pelés et boueux aux dominantes grises et marrons avec les lumières superbes des cieux vers lesquels s'élèvent les regards de Sonny et Jed en même temps qu'une caméra contemplative. Alejandro Ulloa et Luis Cuadrado ont ici une photographie proche de celle de Nestor Almendros, recherchant les moments magiques entre chien et loup. Inspiré, Corbucci filme le réel au sein de l'univers irréel du genre. Il filme le temps qu'il fait, la sensation de froid, le vent qui court sur les roches désolées, la pluie qui transperce au crépuscule, la boue qui englue les pas, la poussière dans la chaleur, la texture accueillante du maïs. La nature ici est refuge et complice : la rivière qui permet de fuir le shérif, l'arbre pour surprendre le traître, le grain qui dissimule (la grande séquence d'action du film, montée au petit poil une fois encore par Eugenio Alabiso). La Banda J.& S. est peut être le film le plus sensible et le plus poétique de son auteur. Son héros débraillé rêve aux cummulonimbus en y cherchant une figure féminine aux seins de déesse tandis que sa compagne y voit des symboles de civilisation, une poêle et une trompette.

    Photographies : Wild Side

    Un très beau texte de Tepepa

    Sur Psychovision

    Sur Spaghetti western (en anglais)

    La chronique sur Kinok

    Par Sylvain Perret sur 1Kult